Natalia Ribes Hankins
DIALOGUE AVEC LA LUMIÈRE
Ferran Cremades i Arlandis
UN CLIGNOTEMENT DE LUMIÈRE
Lorsque j’ai découvert la peinture de Natalia, j’ai eu le sentiment qu’elle était exposée dans un lieu créé exprès pour sa contemplation. La galerie qui n’exposait qu’un seul tableau par mois m’est venue à l’esprit. Je pense que c’était à Paris. Non loin d’une bijouterie, j’ai trouvé le rez-de-chaussée d’un bâtiment transformé en galerie. Cela aurait pu être l’espace d’un garage. J’ai tout de suite été un peu abasourdi de voir le léger geste que fait la peintre. Mon esprit s’est arrêté à ce geste. Ce n’était qu’un clin d’œil. Et de cette émotion est né le texte DIALOGUE AVEC LA LUMIÈRE. Je cherchais à révéler quelques détails sur la magie qui entoure cette scène. Pourquoi ce geste ? Quels sentiments découlent des mains à chaque coup de pinceau? Au début, je n’écoutais que le silence de leurs regards. Le silence m’a amené à contempler le tableau encore et encore, comme si c’était la première fois. Mes yeux ont été éblouis par l’émerveillement de l’art, face aux hurlements de la réalité.
la LIMITE
Tout ce que nous croyons cacher renaît un jour avec la lumière de l’aube. Ce matin-là, la peintre avait un rendez-vous en attente. Avant de s’approcher du tableau pour s’asseoir devant son modèle, la peintre a passé la tête par la fenêtre. Soudain, elle fut paralysée par un vertige. Pendant un instant, elle crut qu’elle allait perdre l’équilibre et s’effondrer au sol. Seul le mur de la chambre les sépare et il y a des jours où elles se manquent. Le corps de la modèle est fait d’un tissu qui l’entoure et la rend invulnérable. C’est une carapace qui la protège de toute hostilité et la fait bouger au milieu de l’apesanteur. Dans l’immortalité tout est lumière. Il n’y a ni nuit ni jour. Il n’y a ni ombres ni ténèbres. Juste de la lumière. La peintre, pour sa part, souffre de la pesanteur et sait que le sol est sous ses pieds. Elle a besoin de la lumière pour échapper au vide qui pénètre déjà par la fenêtre. La ville est un océan de brouillard. Vous ne pouvez pas quitter l’un ou l’autre endroit. Le lieu de la fiction et le lieu de la réalité. Elles sont comme le corps et l’âme. Sans le corps, on ne peut pas franchir des seuils ou des ponts. Sans l’âme, on ne peut pas nous élever vers le ciel peuplé d’étoiles. L’artiste doit respirer pour se sentir vivante. Le choix du chemin est définitif. Mais tout ne dépend pas d’elle. C’est peut-être pour ça qu’elle a un frisson et qu’elle s’éloigne pour allumer la cheminée. Elle aime regarder comment les flammes dansent et se transforment en coups de pinceaux lumineux. L’attente est à la limite de la lumière. Avec un modèle, on ne parle pas de questions domestiques. Elles parlent des mystères de la lumière, des nuances de couleurs. Ce serait une trahison si tu m’abandonnes à ce moment. Tout ce qui est caché devient poison. Leurs regards sont suspendus dans l’air. Un jour, elle a désespéré d’attendre et sa chute s’est produite dans le même espace où se trouve le chevalet. Leurs regards sont suspendus dans l’air. Un jour, désespérée d’attendre sa chute, elle s’est évanouie dans le même espace où se trouve le chevalet. Une atmosphère d’intrigue et d’attente les entoure comme une ombre. Un parfum de café vient de l’ombre de la réalité.
Dans une peinture, le temps n’existe pas. Seulement la lueur d’un instant qui devient éternelle. Le regard de la modèle se perd vers la lumière qui passe par la porte d’entrée de ce musée vide. Ce qui surprend le plus dans la peinture, c’est justement le geste prégnant de la peintre. Apparemment, après s’être assise pendant un moment, son modèle l’a regardée, lui révélant un secret alors qu’elle tenait toujours une pose penchée. Tous deux restent dans la même pose qu’au début. Des silences sans fin coulent dans ses yeux. Comme si elles avaient encore des choses à se dire. Une dernière pensée avant de laisser son dos retomber dans le fauteuil. De quoi parlent-elles pour que la modèle évite le regard de la peintre pour le diriger vers le spectateur. On ne sait pas s’il y a eu des plaintes. Peut-être que la modèle, tout en regardant droit devant, exige qu’elle quitte le tableau avec la force d’un ordre. La peintre apparaît paralysée par un sentiment qui ne l’a jamais ébranlée auparavant. Comme si un être étrange avait occupé son corps. C’est la première fois que ça lui arrive. C’est une chose effrayante. Le vide la tourmente.
La modèle frissonne de la voir entrer dans un tel état de transe. Les deux ont franchi des barrières dangereuses. Enfin, la peintre et la modèle se reconnaissent dans le miroir du regard. Tous deux sont aux limites et aux bords de la scène, qui peut représenter la fiction mais en même temps la vie. Un jeu entre l’imaginaire et réalité. De quel côté est le choix ? Sans lumière nous ne sommes personne. Mais trop de lumière éblouit et n’éclaire pas. La voyance lui révèle tout un monde caché qui habite son cœur. Une petite flamme peut éteindre toutes les ténèbres du monde. Au-delà de la limite du tableau, tout est sombre et grand comme la nuit qui traverse la fenêtre.
LE BROUILLARD
La peintre façonne habilement sa toile avec un tracé exact et une connaissance des formes et des couleurs. Elle n’a pas peur de se salir les mains. Au-delà de tout but, le pinceau se laissera aller vers des endroits de rêve, mais le chemin révèle des cachettes insoupçonnées. Le temps est comme la lumière qui glisse et s’évanouit entre les doigts de la peintre. Le tissu est si fragile qu’un mauvais geste peut le déchirer et créer une cicatrice. Le dialogue spontané entre le tableau et la peintre sonne comme une musique céleste. Mais quand le vent qui entre par la fenêtre est chargé d’absences, tout se brise. Au milieu de l’agitation des villes, la réalité n’est plus qu’une toile déchirée. La modèle lui dit. Sans ma lumière, tu ne seras rien de plus qu’une ombre qui ne te laissera jamais seule. La lumière révèle l’inattendu, que le ciel est à l’intérieur du tableau, le plus bel endroit du monde. La modèle considère qu’il existe des barrières qui éloignent les unes des autres. La modèle garde la tête haute. Sa pose est celle d’une comédienne répétant pour représenter la reine. Un simple fauteuil est devenu le Trône de la Reine. Toute la lumière du monde est concentrée sur le visage de la modèle. Il y a dans son geste fulgurant et victorieux un miroir de liberté, de vouloir agir pour son propre compte. Une reine aime les éclairs de gloire, même si elle vit dans un de ces sous-sols où toute rumeur tourne au complot. Pourtant, la peintre a dû parcourir le monde, remplie d’éblouissements et de blessures, pour revenir dans un lieu glissant, où résonnent les vagues de la mer. Tout comme d’autres artistes choisissent les paysages de la Nature, les images des lieux lointains où ils rêvent d’aller, notre artiste s’inspire de ce qui bat à l’intérieur de l’âme, en explorant à la fois les pulsions amères et les émotions débordantes qui jaillissent du fond des abysses, comme les splendeurs délirantes des mirages qui se dessinent aux horizons. La peintre s’inspire du monde de l’invisible. C’est l’endroit inaccessible à la lumière de nos yeux. A la lumière des catacombes et des ombres, où résonne encore le vibrant silence des femmes peintres condamnées à l’enfer de l’oubli. Toutes ces femmes sont là, dans ce tableau. Vous voyez des coups de pinceau qui rayonnent de lumière et des coups de pinceau qui sont tachés de sang. Vous pouvez voir des coups de pinceau qui transportent la boue de la création et d’autres qui accumulent des grains de sable mouvants. On voit des coups de pinceau recouverts de fusain et d’encre de Chine et d’autres recouverts de feuilles d’or ou de poussière de diamant. Un jour, la peintre est venue glisser quatre coups de pinceau et est devenue une figure de plus dans le tableau. C’est pourquoi l’artiste est représentée de dos. Et elle en sera ainsi jusqu’à la fin de l’histoire.
La lumière est la limite du début et de la fin du chemin. La modèle lui rappelle qu’elle l’a abandonnée pour mettre une autre toile sur le chevalet. C’était juste le jour où le moment prégnant s’est produit. La modèle est assise sur quatre piliers fermes et incassables tandis que l’artiste est au bord du précipice, en sentant une sueur froide sur la nuque et la menace du vide. La limite est au début et à la fin. Et à la fin, on revient à l’endroit où elle est née et où elle a été possédée par les premiers émerveillements avec des couchers de soleil qui peignent le ciel de couleurs orangées. Aujourd’hui, traversant la brume, la peintre découvre les belles formes des tours, qui représentent tout un monde de pensées sublimes. La peintre lui rappelle une fois de plus ce jour où les rafales de vent ont frappé son corps et elle a ressenti des vertiges dans son cœur. Le cri s’engouffre dans l’agitation de la ville, où coule le fleuve de ses rêves. Elle ressent une attirance si profonde pour la silhouette de la tour qu’elle déborde même ses sentiments les plus profonds. De très hautes tours qui cachent la ligne infinie de l’horizon. Des tours qui touchent le ciel. Ils sont comme des anges gardiens, qui non seulement la surveillent, mais veillent également sur elle. La présence de leurs silhouettes fait du tableau une forteresse, un refuge contre les hostilités de la vie. Aujourd’hui les tours s’évanouissent dans la brume. On pense que tout est prévisible, mais le temps nous saute dessus. Le temps nous engloutit comme la vague sauvage d’un naufrage sans fin. La voix de la peintre murmure une musique imperceptible. Si elle s’éloigne de la scène, elle s’éloigne de la vie. Parfois, elle a peur de la regarder car c’est comme le miroir de ses rêves. Nous sommes tous les deux faits de passions brutales, de traces indélébiles, de blessures qui ne cicatrisent jamais. On ne peut pas exister sans l’autre. Elles savent tous les deux que plus la nuit est sombre, plus les étoiles apparaissent brillantes.
L’HORIZON
La peintre se regarde à nouveau dans le visage du modèle. En sa présence, elle se sent nue. Tout semble si éphémère, se murmure-t-elle. Si lorsqu’elle était enfant elle avait peur du noir, maintenant elle a peur de la lumière que lui cache le brouillard de la ville. Elle a longtemps habité l’exil. Le rêve est de vivre une merveilleuse vie. Toute révélation est le résultat d’un long processus. L’épine nous montre la beauté d’une goutte de sang. La beauté fait partie de l’essence de sa peinture. Ses coups de pinceau transforment le vide de la toile en une source où les racines des rêves sont nourries et renforcées. Le vide se transforme en un nouvel espace, où l’architecture de l’esprit se dresse près du fleuve de la vie. C’est ainsi que les villes sont créées à travers l’histoire. Ce sont les vrais rêves. Lorsque l’orage gronde dans nos cœurs et que nous touchons le sol, nous nous rendons compte que nous avions le regard fixé sur un ciel aussi onirique que chimérique. C’est la chute nécessaire pour se sentir soi et pas un autre. C’est ce que la modèle a dit à la peintre. Que des tours plus hautes sont tombées et sont devenues des nids pour les oiseaux de proie. Qu’ainsi est l’histoire du monde. Qu’ainsi est l’histoire de chacun. Parfois, les décisions doivent être immédiates, comme les coups de pinceau fluctuants qui se frayent un chemin au milieu d’un espace de lignes droites.
Chaque rencontre avec le modèle est une découverte. Lorsqu’elle essaie d’attraper la lumière, elle s’aperçoit qu’elle se glisse entre les pinceaux. C’est cette lumière invisible qui crée la figure. Sans elle, la peinture s’éteindrait et nos vies seraient effacées à jamais. La modèle s’est retenue de pleurer. C’était juste le jour où elle s’est levée pour voir la peinture finie. Le modèle a surpris l’artiste avec une larme glissant sur sa joue. Tout l’amour du monde était condensé dans cette petite goutte. Ce tableau que vous voyez maintenant a été arraché des profondeurs d’une âme qui a habité l’exil. C’est pourquoi il brille si fort. Comme une perle. Plus l’océan est profond, plus les découvertes sont incroyables. Un tableau est souvent un pressentiment caché entre les ombres et les lumières. La peinture nous offre une sensation intemporelle, avec une saveur métaphysique. Son langage nous emmène à la dimension d’un portrait tiré d’un cadre d’un film que l’on a vu, mais que l’on ne peut pas identifier. Soudain, la vérité de la scène devient un rêve déjà vécu.
DIALOGUE AVEC LA LUMIÈRE est une peinture d’aujourd’hui qui nous transporte dans la nuit des temps. Le tableau semble suspendu dans un endroit étrange. A droite se trouve un escalier sombre et au-delà, une vieille porte en bois qui commence à grincer. Le gémissement des gonds percute une musique qui accentue un état de détresse. Peut-être s’agit-il d’un musée vide ou d’un ancien manoir particulier inhabité. D’après les taches que l’on peut voir sur les murs, il semble que tous les autres tableaux avaient été volés. C’est peut-être une galerie de peinture fermée. Un aéroport, de grande conception, qu’il fallait clore. Une cathédrale à moitié effondrée avec des vitraux brisés. Tous ces lieux sont plongés dans l’abandon le plus absolu. Toute cette architecture aux murs gris est devenue un labyrinthe. Soudain, il n’y a plus de murs. Un torrent de vent frappe la porte d’entrée, qui grince sans arrêt. Un frisson parcourt le corps du peintre. C’est un moment terrible qui la pousse à imaginer un futur où l’art est absent. Il n’y a même pas d’échelle pour monter sur scène. On ne voit qu’un seul tableau. Comme dans un rêve. Mais personne ne peut nier que l’artiste est toujours là. Le chevalet à sa place. Maintenant, la peinture est suspendue à l’horizon infini, hors du temps et de l’espace. Chaque jour, on monte sur scène pour jouer le rôle que l’on a choisi. Le trac ne survient pas tant au début du spectacle qu’à la chute du rideau. On a peur de se retrouver face à face avec la réalité. Lorsque le rideau se baisse, la lumière s’éteint. Des rafales de vent remplissent la ville d’ombres. Chaque fois qu’elle regarde le tableau, l’artiste voyage à nouveau dans une histoire sans fin. Ouvre-toi les fenêtres. Laisse entrer la lumière La brume est partie et le fleuve de la ville coule pleine de rêves. Un horizon s’ouvre comme une étreinte. Bien que la raison rôde, on évolue mieux dans son monde imaginaire. Très vite, peut-être lorsqu’elle ouvrit les yeux pour la première fois, la peinture devint son grand amour. C’est pourquoi elle ne veut ni ne peut sortir du tableau. Il n’y a pas de plus bel endroit au monde. Tant qu’elle est dans le tableau, la putain de réalité n’est plus. Il n’y a que la lumière. Juste une petite lumière qui peut éteindre toutes les ténèbres du monde.
Ferran Cremades i Arlandis,
Cité Jardin AUSIAS MARCH, La Nuit des Rois 2023