Suzanne Valadon

LA CHUTE DE L’ÉTERNEL FÉMININ

PIERRE-AUGUSTE RENOIR. Portrait de Suzanne Valadon, 1885

Ferran Cremades i Arlandis

Suzanne Valadon

La chute de l’éternel féminin 

                   À Marieta, Capricorne. Printemps 2019

I     LA BALANÇOIRE

Le jouet préféré de la fille de la couturière et blanchisseuse était la balançoire suspendue dans la branche d’un arbre, près de la rivière, raison pour laquelle sa nature était toujours propice aux envols. Ainsi, toutes sortes de fantaisies se sont nichées dans le cœur de cette fille qui vivait seule avec sa mère. Elle rêvait de voler dans le ciel sur un cheval ailé. À la tombée de la nuit, elle regardait la porte de la maison dans l’attente de la présence de son père, mais elle n’avait trouvé qu’un vide rempli d’histoires invraisemblables. À l’âge de 14 ans elle s’est enfuie de chez lui pour chercher sa vie. Elle avait entendu parler de la colline de Montmartre. Bien sûr qu’elle pourrait y trouver un travail de trapéziste. Elle allait tenter sa chance. Le paysage l’a surprise par sa beauté. Des vignes et des moulins parsemaient les pentes abruptes et les ruisseaux qui fertilisaient les pâturages où on pouvait voir des troupeaux de moutons et de chèvres. Elle entra sur une petite terrasse couverte d’anciens acacias. Des jardins au feuillage dense et aux fleurs sauvages ornaient les ruelles silencieuses bordées de petites maisons où se réfugiaient des poètes et des peintres fuyant une morale rance et le luxe excessif qui régnait dans les grands boulevards de Paris. Pas loin de là, des chansons ivres ont éclaté de voix folles. Il y avait les cabarets et le bidonville sordide où des gangs de méchants se faisaient face. Cette nuit-là, les couteaux ont volé et les bagarres furent tachées de sang.

PIERRE-AUGUSTE-RENOIR. La Natte, 1887

         La fille rêveuse des provinces, sale et maigre, traversait les magasins et les bars à la recherche de quelque chose à se mettre dans la bouche. Elle a survécu comme elle pouvait, volant du pain et des bouteilles de lait. Elle aimait griffonner des dessins à la craie dans les trottoirs, comme elle le faisait quand elle était enfant. Jusqu’au jour où un acrobate du cirque le retrouva jonglant avec des pommes qu’elle venait de voler et proposa un contrat de trapéziste au cirque Mollier. C’est alors qu’elle sentit vraiment que son corps portait des ailes. Jour après jour, elle se balançait dans un monde plein d’étoiles. Elle aimait tout ce que ce métier lui donnait. Les applaudissements des spectateurs, les lumières, les amis avec qui elle a tué le temps à la taverne. À cette époque-là, les acrobates, les peintres et les poètes buvaient ensemble et trinquaient pour la liberté. C’est peut-être pour cela que la fille de province a vite appris à vivre. À présent, elle portait déjà de l’argent dans sa poche pour pouvoir boire un verre de vin ou une absinthe avec laquelle elle pourrait s’endormir. Un jour, son attitude imprudente la poussa à grimper sur le sommet du mât. Avec le regard nuageux de doutes, elle agrippa les anneaux et, faisant le saut périlleux, fit un mauvais virage en l’air et tomba sur la piste. Elle n’avait jamais ressenti auparavant le choc de ne pas pouvoir se tenir debout toute seule. Elle avait oublié que les cieux ont aussi leurs précipices. Et à ce moment-là, la balançoire de l’enfance est venue à l’esprit. L’image de ses yeux perdus dans la rivière la poussa à être invincible. 

II     LA MODÈLE

Cette maudite chute a fait le miracle de transformer l’acrobate en modèle. Sur la place du Tertre, où la colline culmine, des filles de province se pressent autour des peintres pour réaliser leurs rêves. Tout le monde a loué la beauté de son corps, de ses yeux bleus à son regard sans vergogne, qu’était comme une cuirasse pour survivre sur cette colline. Pierre Puvis de Chavannes s’est vanté d’avoir été le premier à la représenter dans de beaux portraits. Avec sa barbe et sa canne, Toulouse-Lautrec, qui avait déjà vu l’acrobate voler dans le trapèze, s’est approché amicalement de lui et, après l’avoir étudié à fond, lui demanda de poser pour lui et tout suit lui a fait une offre avantageuse. La beauté de cette fille était éblouissante. En fait, il a fait un portrait de profil dans son tableau Gueule de Bois.

HENRI DE TOULOUSE-LAUTREC. Gueule de Bois, 1889

Elle est les coudes sur la table, la main sur le menton devant une bouteille à moitié vide et un verre avec un peu de vin ou autre boisson alcoolisée. Elle a un geste amer dans la bouche et son regard aux yeux bleus est plongé dans les pensées sombres. L’atmosphère est irrespirable, un brouillard d’isolement et de tristesse fait de coups de pinceaux fulminant qui couvrent à peine la toile. Toulouse-Lautrec l’a appelée Suzanne parce qu’elle a posé nue pour les maîtres vieillissants. Avec le temps, la modèle a noué des liens étroits avec celui qu’elle considérait comme son maître, car il lui a révélé la magie de la peinture et lui a offert la bibliothèque pour qu’elle puisse lire avec plaisir. Cette fille avait un visage expressif et un corps sculpté, aux formes séduisantes, parfait pour être une modèle. Mais alors qu’elle passait des nuits orageuses avec lui à Montmartre, elle aimait qui l’aimait. C’était la modèle préféré de Renoir, qui est tombé amoureux de la modèle et qui l’influença plus que d’autres. Dans une de ses peintures, La Natte, on la voit en gros plan. Une fille aux larges épaules tressant ses cheveux. Tout se concentre sur la beauté de ce visage aux joues roses et aux yeux bleus d’où émerge une lumière éphémère. Dans la peinture Les Parapluies, que représente une scène où une pluie de bleus commence à tomber, les personnages vont tous avec un parapluie, sauf elle, qui apparaît au premier plan avec un panier. Le nu Après le Bain reflète un état d’épanouissement dans la vie de la modèle. La volonté de persister dans le balancement du trapèze de la vie, l’a amenée à soutenir les sessions épuisantes en tant que modèle. En peu de temps, la jeune fille au regard sans vergogne et provocant a attiré l’attention des artistes du moment, qui sont tombés amoureux autant de sa beauté indescriptible que de l’audace de l’esprit libre qui la rendait extrêmement séduisante. Avec le temps, Suzanne devient la muse préférée de Montmartre et pose pour les meilleurs peintres. Parfois nue, penchée ou allongée sur le lit. D’autres fois couverte de robes luxueuses, comme une bourgeoise parisienne. Ou avec ses seins de pomme débridés sur le corset, c’est-à-dire, sans préjugés. La tristesse de sa vie privée fut remplie de joie avec l’arrivée de son fils, qui lui donna tout l’amour que les hommes lui avaient nié.

         Un jour, pour fêter le printemps, elle a invité les peintres qu’elle admirait. Elle vivait dans un grenier aussi étroit qu’austère. La modèle avait laissé la porte entrouverte afin qu’ils puissent entrer. Les artistes se sont présentés l’un après l’autre, chacun tenant un bouquet de fleurs à la main. Lorsque la fenêtre s’ouvrit, la pièce s’illumina comme un merveilleux bazar. Vous pouviez voir des tissus bleu et rouges suspendus aux murs. Elle est apparue vêtue d’un large pantalon rayé et entourée de ses chats. Elle porta une cigarette à ses lèvres et l’alluma. La pensé abstraite dans ses rêves, la modèle les a accueilli au cri de Vive l’Amour! Disséminés partout, canapé, chaises, table et sol, vous pouviez voir les dessins en graphite, charbon et sang, ainsi que les toiles qu’elle avait réalisées. Soudain, il y eut un long silence. Tous étaient étonnés du talent qui possédait ce qui était pour eux simplement une muse inspirante. Un instant, elle regarda Toulouse-Lautrec et Edgar Degas dans les yeux pour obtenir une réponse et un éclair d’espoir l’éblouit. Tout en posant comme modèle, la fille de province avait profité de l’occasion pour apprendre à maîtriser les rudiments de ce travail qui la passionnait autant que la balançoire du trapèze. À tous les présents, elle leur montra le secret qu’elle avait enfermé pendant quelque temps dans un de ses armoires. Ils ont regardé des nus de femmes, des chats et de natures mortes sans fioritures. Des fleurs aussi fragiles que délicates dans un simple verre.
Edgar Degas a remarqué les lignes vives de ses dessins et de ses peinture et, après avoir baissé les yeux un instant, il s’approcha d’elle pour la serrer dans ses bras et lui dire en caressant ses joues roses: « Tu peins comme nous ». Cette affirmation a arraché à la femme modèle un sourire plein d’espoir et de certitude.

Autoportrait avec bouquet de fleurs, 1918
Bouquet de Tulipes - Suzanne Valadon
SUZANNE VALADON. Bouquet de Tulipes, 1927

Enfin, ils la considéraient comme un membre de leur cercle. « En dehors du bon cœur, vous avez du talent ». Edgar Degas l’a toujours voulu. En fait, fasciné par son pouvoir d’expressions, il a été le premier à acheter une de ses œuvres, l’encourageant à poursuivre son chemin de passion pour la peinture. À la fin, Suzanne les a invités à boire un verre au bar du coin. L’absinthe était le seul remède contre la folie de ces temps. L’eau ne pouvait pas être vue, c’était du pur poison. C’est ainsi que la modèle et la muse sont sortis du cadre de ce grenier. Jusqu’à présent, elle n’était qu’un peintre invisible. C’était le triple saut périlleux de Suzanne. La trapéziste rêveuse est passée de modèle à être considéré et admiré en tant qu’artiste. Maintenant elle était l’un d’entre eux. Une de plus. En effet, l’année suivant, elle expose ses dessins au Salon de la Nationale. Au bout du compte sont venus la gloire, l’argent et, ce qui était le plus difficile, la reconnaissance entre collègues de profession, devenant la première femme à administrer la Société nationale des Beaux-Arts. Nous devons garder à l’esprit qu’à cette époque-là, la peinture –et presque tout- était une affaire d’hommes. Les femmes artistes de l’académie ont même été interdites d’assister aux cours de nu féminin.

III    L’ARTISTE        

Plus proche de la forcé irrésistible de la nature que des conventions morales d’une société bourgeoise, Suzanne Valadon a vécu à sa guise. Les amants qui l’adoraient n’avaient d’autre choix que de se laisser équilibrer entre l’admiration et l’amour éphémère. Même le musicien Erik Satie a laissé les touches de son piano pour tomber dans ses bras, le lendemain de sa rencontre avec elle. Après une année de relation, elle a quitté le musicien, plongé dans la solitude la plus froide, sans écouter les échos du vent dans la tête et le cœur déchiré. Elle est venue pour avoir comme amant un jeune homme riche qui, après l’avoir débarrassé de ses difficultés économiques, lui a permis de se consacrer exclusivement à la peinture. Mais elle ne pouvait pas supportes le silence de la maison de campagne entourée de tout le confort. Elle était noyée dans le poids de la vie bourgeoise. Malgré les difficultés qu’il a rencontrées dans la vie, elle n’a jamais abandonné la passion de l’amour et l’a trouvé chez un jeune peintre, ami de son propre fils. Il est beau comme un dieu. C’est ainsi que son cœur l’a décrit. Un jeune homme qui a également reconnu la grandeur de sa palette. C’est pourquoi il ne lui fallut pas longtemps pour quitter son riche amant pour retourner à la bohème de Montmartre afin d’embrasser à ses amis.

SUZANNE VALADON. La chambre bleue, 1923

La lumière du crépuscule commença à arroser la colline de Montmartre.  Il y avait des nuages orange dans le ciel de Paris. Les lilas qui ont été vus dans les jardins de cette rue ont fleuri un printemps de plus. À l’arrière-plan se trouvait l’abbaye des religieuses bénédictines. Et des moulins. Partout il y avait de tavernes, des salles de danse et des tanières de mauvaise réputation. Dans ses toiles, elle évoque des beaux souvenirs de plusieurs années passées au trapèze. Loin de l’éternel féminin, le regard de Suzanne était le miroir de la solitude. Un jour, Toulouse-Lautrec s’aperçut que la femme qui paraissait seule était-elle. Elle seule devant l’abîme. À la fin, le maître a décrit l’élève comme étant la femme qu’elle était. « Portrait de Madame Valadon, artiste peintre ». Maintenant c’était ce qu’elle voulait être. Une artiste consacrée à l’art de la peinture. Entre le ciel bleu et les précipices gris. Suzanne était assise seule au bord d’un chemin, à l’extérieur de Montmartre. Cette minuscule silhouette à côté de la grandeur du paysage a été présentée comme la maîtresse des paysages abandonnés. Peut-être posait-elle des questions ou venait-elle de recevoir les caresses du vent. Dans sa solitude, elle a vu tous ces peintres consacrés comme des êtres aussi grands qu’insignifiants. Même quand elle travaillait comme modèle, elle n’avait pas cessé d’être une femme. Sa présence imposait un certain silence et beaucoup d’admiration. Avec ses yeux, plus qu’avec des mots, elle a interrogé tout ce qu’elle a vu et que l’a entouré. C’était le poison de la sagesse. Pour connaître la vérité de la femme il fallait percer la surface de l’éternel féminin. 

S. VALADON. Le jardin de la rue Cortot, 1919
S. VALADON. Raminou assis sur une draperie, 1920

Suzanne Valadon s’est inspirée des œuvres d’autres peintres. Mais combien de peintres ont été influencés de l’artiste ? La palette de Suzanne était riche de couleurs qui se répandaient comme des lumières tamisées ou éclataient comme des flammes intenses. Dans son travail, elle a essayé de saisir ce qu’elle a vu et ressenti. En tant que femme dotée d’une personnalité audacieuse et moderne, elle ne se sentait pas soumise aux normes établies. Cependant, elle était très exigeante avec elle-même et ne considérait pas une œuvre terminée tant qu’elle ne la regardait pas parfaite pour être exposée. Ses œuvres étaient une exaltation de la beauté de la nature, dont nous devons profiter. Elle a marqué des lignes et des formes comme si elle voulait s’affirmer. Suzanne a montré une disposition particulière en décrivant les grands espaces des paysages. Les personnages, émouvants ou calmes, avaient le pouvoir de l’instantané. Dans les gestes du corps a révélé le caractère du personnage et son importance dans la scène. Il y avait des taches de couleur. Les volumes profilés sont devenus des espaces géométriques. Après avoir peint des nus féminins, elle a trouvé son paradis dans la représentation du nu masculin, ce qui était tout à fait un scandale à cette époque-là. Les puritains en service l’ont forcé à couvrir les organes génitaux d’Adam, représenté par son jeune mari, si elle voulait exposer l’œuvre. Alors Suzanne, qui représentait une Ève débarrassée de tous préjugés, cueillit la pomme de façon décisive et donna à Adam des feuilles de vignes pour couvrir ses doutes et ses peurs. 

SUZANNE VALADON. Les deux baigneuses, 1923

Tout a commencé sur une balançoire suspendue à la branche d’un arbre, près d’une rivière, pour se terminer sur la colline de Montmartre, où elle est arrivée le sourire aux lèvres et rien dans les poches. Dès sa plus tendre enfance, elle a fait face à l’adversité. Les jours qui frissonnait de froid à côté de la bougie et les jours qu’elle n’a ni mangé ni dormi. Des jours de rêves et des jours où l’âme s’est évanouie. Maintenant elle peint avec passion, à la lumière d’une lampe à gaz, jusqu’à ce que l’aube envahisse le vaste atelier de la rue Cortot, où séjournaient de nombreux artistes. Là-bas, elle a vécu une vie confortable, mais sans luxe. Lorsque les marchands ont vendu certaines de leurs peintures, il y avait des fêtes, des boissons, de l’amour et quatre mots de plus. Son nom était gravé de sang, de sueur et de rêves dans les livres d’histoire, cessant ainsi d’être l’une de ces femmes inconnues qui tombent dans l’oubli. 

SUZANNE VALADON. Autoportrait, 1934

Ce jour-là, il y avait à peine de lumière dans la pièce de ce palais. Le ciel menaçait d’orage. Au-delà de la fenêtre, tout était plongé dans l’obscurité. Bien qu’elle soit loin de Paris, elle a senti le battement de la colline de Montmartre. En grimpant encore dans le trapèze de la vie, elle était équilibrée entre les cieux qui se perdent dans l’infini et les précipices qui nous mènent au néant. La lumière d’une femme comme Suzanne Valadon ne pouvait être éteinte qu’un jour de printemps.

Ferran Cremades i Arlandis.
Cité Jardin AUSIAS MARCH,
Printemps 2019

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