Tayeb Arab

LE CHEMIN D’AMAZIGH

Mon carnet du Hoggar. © Tayeb Arab, 1997

Ferran Cremades i Arlandis

I  Les Sources

         Tandis que la nuit dort, Tayeb Arab, le fils de la tribu se maintient éveillé. Sur le cahier, décoloré par le temps, il trace des caractères d’aspects géométriques dont il ignore totalement le sens. Ce sont des formes qui un jour lointain furent gravées avec gravité sur les roches des cavernes, sur les écus des armes et les bracelets des femmes aimées. Leurs sons mettent en fuite les hurlements de bêtes sauvages au milieu de l’immensité de la nuit, car ce sont les cris des messagers qui, depuis le sommet des hautes montagnes, annoncent la libération à toutes les tribus dispersées en une spirale sans fin au milieu des vallées dévastées. Ce sont des formes oubliées qui se sont maintenues dans la mémoire collective et qui, à présent, fragiles comme un rêve, refont surface comme un voile dansant la fantasia entre ses doigts : lignes verticales, parallèles, qui s’élèvent jusqu’au ciel comme des chants berbères ou qui descendent comme une pluie sur les vallées fertiles qui coupent l’horizon, angles et triangles secrets zigzaguant comme des éclairs, carrés espiègles semblables à des maisons aux portes ouvertes sur l’infinité du désert, points lumineux comme des étoiles Signes enchaînés les uns aux autres et unissant les cercles hermétiques aux chemins secrets, reconfigurant en somme la constellation d’Amazigh.

         Une nuit, la main du vent secoua la fenêtre de la maison de l’artiste jusqu’à l’ouvrir en grand, Une lumière vive, aux éclairs intenses illumina le silence et pénétra les yeux assoiffés de sagesse Tayeb Arab. Elle déclina puis brilla de plus belle. Pendant un instant, qui parut éternel, le regard de ce fils de la tribu confondit les signes qu’il avait semés sur son cahier avec un tourbillon d’étoiles filantes embrasant de lueurs explosives et multicolores son habitation. Son corps essaya de reculer comme devant un gouffre, mais il ne le fit pas parce que derrière lui, il y avait une autre colonne de lumière. Ses doigts s’animèrent tout se figea, les rivières de pensées, qui grondaient en lui, se turent et le ciel vola en éclats, comme ceux qui précèdent le moment d’une révélation. Seule une voix mélodieuse lui fit reprendre courage. Un peu sonné, il s’ébroua et il se trouva nez à nez avec son aïeule qui, sur la toile, continuait à tisser ce tapis aux figures géométriques et évocatrices des signes de la tribu. Toute trame permet d’identifier l’origine du désir de perpétuer la trace. Elle reste là, présente, silencieuse et abstraite jusqu’à ce qu’arrive la transmission orale. Tandis que les mains de la tisserande s’immobilisent, ses lèvres se mettent à ourler des légendes qui parlent de la terre d’Amazigh, le pays des hommes libres.

         Tous ces signes et symboles porteurs d’une calligraphie difficile à déchiffrer représentaient le code d’un trésor spirituel que les éblouissements des invasions continues avaient essayé d’occulter et de disperser. Invasions lointaines et proches surgies par-delà les dunes du désert ou les vagues de la mer, telles des nuées de langoustes à l’assaut des vallées fertiles, la haine arrachant oliviers et vignobles, rasant tout sur leur passage. La liberté se changea en servitude. Ces invasions enracinées dans la mémoire d’Amazigh renvoient aux déflagrations des bombes au napalm incendiant la forêt d’Akfadu. C’est pourquoi l’âme d’Amazigh, faite d’amour de la justice et d’estime viscérale de la liberté, a toujours vécu dans un état de continuel déplacement, de fuite permanente, toujours ballottée au milieu des tourmentes.

La jeune Mariée. 150x131. © Tayeb Arab, 1988

         Avec la transmission orale, l’artiste apprit comment récupérer la vigueur de l’histoire : semer des céréales, planter des arbres fruitiers, mais aussi instruire les gens. C’est ainsi que ne s’éteindra pas la vision d’une spirale d’étoiles masquée par la nuit mais refusant de cesser de resplendir dans le ciel du peintre. Seuls manquaient des voix, des sons et des musiques pour alimenter les bûches de la mémoire et soutenir les énergies maintenant en vie la constellation d’Amazigh. Elle est boussole et chemin. Dès sa plus tendre enfance, Tayeb ARAB aspirait à explorer cette constellation. C’était une faim et l’envie de croquer un rêve comme on dévore goulûment une tranche de pastèque. Ce fils de la liberté ne voulait pas avoir l’air d’une grenouille désespérée et barbotant au fond d’une eau stagnante. Et c’est ainsi qu’il abandonna La Sénia pour s’installer avec toute sa famille au cœur de la ville d’Oran. Dans l’étreinte de l’adieu, sa grand-mère l’inonda de baisers et lui confia un secret qu’elle avait gardé dans son cœur comme un joyau d’une valeur incalculable : “Personne ne peut t’amener à Amazigh. Toi seul peux faire le chemin. N’oublie pas que les jours succèdent aux nuits ”.

II Les Traversées

         Au moment où les rayons du soleil maghrébin se déversent sur les villes comme des colonnes de feu, le musicien aveugle reste debout, à l’abri sous le porche de l’entrée de la ville fortifiée. Le torse courbé par le poids de l’histoire, il joue du banjo et tente de deviner les regards de la foule sur la place de l’indépendance. Le fils de la tribu a grandi, il est devenu le fils d’une jeune nation. Pour un temps indéfini, Tayeb ARAB abandonne le labyrinthe des étoiles d’Amazigh pour entrer dans le labyrinthe d’Oran, ses rues zigzagantes brûlées par un soleil dont les rayons furieux peignent la mer en vert à la verticale de midi et en bleu dans l’horizontalité du crépuscule.

         Si vous le voulez, vous pouvez suivre à présent le parcours de cet adolescent au visage serein, au regard inquiet et qui se sent attiré par la lumière vive des temps électriques. Tous les jours, depuis qu’il a abandonné les bancs de l’école, il se dirige avec empressement dans la rue pour exercer une série de petits métiers afin de subvenir aux besoins de sa famille. Comme chaque jour, il repasse devant le regard statique et complice des lions de la mairie et se retourne pour contempler la silhouette de la montagne de Santa Cruz. C’est alors qu’il s’aperçoit que la lune commence à se teindre de bleu. Tandis que les autres adolescents jouent au milieu du brouhaha de la rue, il se livre entièrement au silence du dessin, un jeu qui stimule son intelligence et son imagination. Son talent donne des ailes au crayon qui gambade et étincelle sur la blancheur de la page, ses yeux créent d’abord librement, puis il plonge à l’intérieur de sa propre imagination.

         Des heures et des heures durant, d’interminables nuits passant, il brûlera ses cils cherchant les images qui palpitent au fond de son cœur, au grand dam de sa mère qui considère ces occupations comme une manière de gaspiller à tort son cahier d’écolier tandis que le père, qui d’un ton bourru, lui fait comprendre que ce n’est pas avec ces gribouillages qu’il pourra remplir le ventre de ses frères et sœurs. Il se tait, sourit, se terre et continue à dessiner avec une obstination qui affermit chaque jour un peu plus sa personnalité d’adolescent. Il ne s’agit pas d’un défi, mais d’une réponse à un appel intérieur. Un matin, il a alors dix-sept ans, il décide d’envoyer ses premières caricatures au journal “Echo d’Oran”, il le fait comme un jeu, avec l’incrédulité de l’adolescent qui adresse une lettre aux Rois Mages.

         Mais après les semailles suivent toujours les récoltes et le printemps lui apporta une bonne nouvelle. Ses dessins, pleins d’un humour ravageur, attirèrent l’attention et l’approbation du directeur du journal. Il salua son talent. Ce fut un évènement considérable. On aurait dit la vision de la constellation d’Amazigh dans le ciel de La Sénia. Le plaisir de dessiner ne lui ouvrait pas seulement les portes de l’emploi, mais aussi les portes de l’art et, très vite, de la renommée. Ce jour-là, il s’imagina près d’un embarcadère mais ignorant l’heure et le jour de son embarquement dans le paquebot du journalisme. Ses parents reconnurent enfin le don que leur fils possédait, la grâce exceptionnelle du trait. Les figures et formes qui jaillissaient de son crayon tenaient plus de l’intuition que de l’étude et de la technique. Elles étaient cependant destinées à ravir le lecteur.

         Sa main dévoilait la rudesse de la réalité. L’art de la satire, en appuyant le trait et les difformités, en usant de l’exagération des gestes et de l’expression des personnages et de l’art de résumer les situations les plus complexes, commença à produire des images dans un pays où tout n’était que parole. Ses yeux se tournaient non seulement vers le monde extérieur, perçant le mystère des spirales d’une histoire en ébullition dans laquelle le moindre événement est vécu instantanément à l’échelle planétaire, mais aussi il fouilla son environnement immédiat. L’élégance et la force de ses dessins et planches racontaient un monde étrange, aux manières brutales et dangereuses. À l’œuvre, une bourgeoisie arriviste, une bureaucratie cruelle, des politiciens absents, mais les trois mettant en scène un théâtre quotidien ubuesque.

         Dans la solitude et après des efforts ininterrompus, Tayeb ARAB devient le maître incontesté de la caricature algérienne qui acquiert ainsi ses lettres de noblesse. Sans y prétendre il sera le témoin de son temps, une lanterne autonome apparaissant tous les matins pour allumer des éclats de rire, éclairer les pensées et propager la tendresse. Son profil laisse déjà entrevoir la maturité de ce jeune homme à la crinière de lion et aux épaisses moustaches. Sa traversée du journalisme et du dessin de presse se confond avec celle de l’Algérie indépendante. En suivant le chemin d’Amazigh, il révèlera le visage des invasions, croquera des personnages publics, ne se fera pas d’amis, car beaucoup seront grotesques,  qui entravent l’envol des colombes et sont chasseurs d’êtres et d’esprits, pilleurs de richesses, spéculateurs insensibles, des astres puissants mais dépourvus de lumière intérieure pour voir les abîmes mais qui se pourlèchent les babines devant la misère du peuple. Sa veine satirique est féroce et son humour, noir comme l’encre qui jaillit de sa plume. Ses yeux sont des loupes qui rendent “ immesurable ” l’anodin. Rien n’échappe à son regard aiguisé, le miroir kaléidoscopique de ses caricatures reflète la face aveugle de l’histoire.

         Peu à peu, à mesure qu’il ramène les différentes branches à la racine, Tayeb ARAB redoublera de férocité sans surcharger ses dessins. C’est avec subtilité en quatre traits qu’il fera exploser tout un monde riche en nuances et en sens, car un dessin de presse doit être dépouillé. Une même idée, reprise quelques années plus tard, montre cette évolution. La caricature de Nixon sera débarrassée de tous signes belliqueux extérieurs et on le voit simplement avec un nez vérolé en forme de carte du Vietnam. Celui qui a vu et souffert de l’incendie de la forêt d’Akfadu n’a pas d’autre issue que de rester seul face à toutes ces forêts du monde. On dit qu’un jour, ce jeune dessinateur montra la caricature de Nixon à un musicien aveugle et ce dernier explosa d’un grand éclat de rire.

         Pendant un certain temps il va faire une série de voyages à Paris et à Amsterdam pour approfondir sa connaissance des beaux-arts. Ce sont des années marquées par des événements politiques importants tant à l’intérieur de l’Algérie que dans le monde où tout bouge, où les idées bouillonnent comme des volcans. Ses activités artistiques ne vont plus se limiter à des collaborations avec la presse, il va rejoindre les peintres algériens qui investissent l’art contemporain à travers le muralisme mexicain, dépassant ainsi l’académisme ou tout simplement le mimétisme qui règne en Europe. Il abandonne le chevalet fraîchement taché pour participer à ces créations collectives de fresques murales ; l’influence de Siqueiros et Ribera se fait sentir car il y a une volonté de rendre accessible au peuple un art pictural qui exalte la vie publique. Il vit loin des salons et des galeries réservés à une élite. Comme la plupart des intellectuels du Tiers Monde, le regard de Tayeb ARAB adoptera des positions radicales qui laisseront des vagues sur le chemin d’Amazigh. Ce sont des années où culture et politique sont indissociables.

Sans titre. Technique mixte 122 x 122. © Tayeb Arab, 1992

         Les rencontres avec les artistes phare du moment, qui maîtrisent les formes et les couleurs, en particulier Khadda et Issiakhem, vont influencer son goût pour la peinture. La littérature et la pratique des illustrations entraînent une évolution du trait vers davantage de tendresse et l’utilisation de couleurs chaudes. Émerge de ses doigts une nouvelle sensibilité où le réel ne le captivera plus autant que la fontaine de sa mémoire. C’est ainsi que peu à peu il s’éloignera de l’immédiateté qui conditionnait son art et qu’il lâchera la bride à son inspiration et à ses rêves. Pour lui, ce n’est pas quelque chose de nouveau, c’est comme regarder de l’autre côté du miroir où tout est opacité mais où les doigts contournent les apparences pour s’intéresser au monde intérieur. Dans ses caricatures, les traits sont mordants et convergent vers une image précise et sur une surface polie ; sur ses toiles, la réalité s’étale sur des surfaces vives, révélant un monde intérieur riche en expériences et en rêves. L’artiste Tayeb ARAB présente une vision où le tourbillon semble infini et la beauté une proposition permanente pour extirper tout regard des ténèbres et des sommeils dévastateurs. Sa confession sur son art structuré et rebondissant est limpide : “Dessiner et peindre sont deux choses que je ne peux dissocier. Si le dessin de presse s’inscrit dans le présent et perd une partie de sa force pour devenir témoin de l’histoire, la peinture se conjugue à tous les temps, permet des satisfactions durables en gardant toujours sa force émotionnelle car son pouvoir vient de son intemporalité ». La suite de son propos provient de la même source où il est bon de s’abreuver : « Le premier – le dessin de presse – est le fruit de l’homme public qu’il y a en moi, et le second – la peinture – c’est autre chose : le reflet de l’homme intérieur qui se manifeste par un déclic et par un amour qui est émerveillement”. Le chemin d’Amazigh déborde toutes les frontières qui existent dans chacune des parties du miroir du monde.

         Un jour Tayeb se réveilla avec une puissante envie de peindre, convaincu qu’un seul coup de pinceau était capable de clarifier ce qui paraissait résolument obscur. Il se rendit aussitôt dans un magasin pour acheter une mallette d’huiles, quelques châssis et de la toile avec la même innocence qu’un adolescent sur le point d’étrenner une paire de chaussures neuves, mais il ne rencontra que l’obscurité la plus totale. Pour avoir accès à la matière première, il était nécessaire d’avoir quelques entrées dans les cercles du pouvoir. Il se souvient à présent qu’à Tlemcen il avait connu un menuisier à qui ses voisins avaient commandé des portes et des fenêtres et malgré cela il resta debout les bras croisés. « Je ne voulais pas le croire mais c’était vrai ». Ce qui pouvait ressembler à un conte kafkaïen n’était que la réalité sociale. L’ardeur des peintres commença à se figer face à l’impitoyable indifférence de l’État. Les obstacles administratifs et les luttes d’influence poussèrent de nombreux artistes à s’isoler et d’autres à s’éloigner de l’espace créatif pour intégrer le cercle fermé de la politique.

         Les privilèges de quelques-uns accrurent chaque fois un peu plus le mal être des autres et des artistes et romanciers décidèrent de s’installer définitivement à l’étranger et plus concrètement en France, ce que fit Tayeb ARAB. Le chemin d’Amazigh traçait à présent la double courbe périlleuse et douloureuse de l’exil. Son unique bagage fut le tapis que son aïeule lui avait tissé avec tout l’amour du monde. Après avoir serré le dernier nœud, elle rompit le silence de l’adieu pour lui dire : “ Ne l’abandonne jamais. Il sera ton abri par les nuits froides et ton jardin pour les jours de fête ”. Le fils du peuple allait se transformer en citoyen du monde.

III Les Révélations

          Du brouillard des huiles apparaît à la lumière des pelotes de couleurs dont les fils emmêlés tissent des personnages de la vie quotidienne sortis des profondeurs de l’Algérie ; ils offrent une sérénité surhumaine face au vertige de l’histoire : des femmes des Aurès, des vendeurs de beignets, des mendiants orgueilleux, des Touaregs en errance perpétuelle. Aux taches faites de gris succèdent des explosions de couleurs dont les éclats d’ocre, de verts, de jaunes et de bleus. Ils éclatent dans le ciel de la toile comme des feux d’artifice. L’intensité de ces regards qui ne tombent pas dans le piège de l’exotisme est telle que le spectateur ne peut qu’en être troublé et voguer dans le labyrinthe des songes.

         L’harmonie de toutes ces formes se condense dans l’œuvre “ la vieille paysanne ”, une présence dont nous ne savons pas si elle brode des rêves ou si elle les reprise. Quand le peintre mit la dernière touche de lumière à ce quinquet au travers duquel l’on peut même voir le pétrole, le visage de cette femme berbère, qui sans doute est l’évocation du souvenir, s’illumina d’un éclat divin. La matière première n’est pas la couleur mais la vibration d’éclairs qui prend place. Tayeb ARAB fait jaillir de cette boule magique et violette des formes tirée d’une inépuisable mémoire.

         Le peintre ne reconnait pas d’autre école que celle de la recherche où les lois découvertes sont aussitôt transgressées. C’est ainsi que les formes s’éloignent de leur aspect figé pour se transformer et se fondre dans la nudité du signe. Dans son atelier, il hume et rumine le temps. Il regarde chaque coin et recoin en adepte de la solitude. Il n’y a personne. Au milieu de la nuit, il perçoit les vibrations d’Amazigh dans les cavernes de sa mémoire et, lentement, il entreprend de les hisser à l’avant-scène, sur la toile, avant de s’endormir. En dépit de l’obscurité, et bien que les fenêtres soient fermées à cause de l’inclémence du temps qui agite la mer toute proche, en dépit du silence, tout se met en mouvement et les toiles se transforment en spirales d’étoiles qui éclatent pour la luminosité universelle. Ce sont les lumières d’un diamant taillé qui garde encore l’humidité de la terre. Les signes jaillissent de surfaces convexes qui cachent au fond d’elles-mêmes diverses atmosphères qui reflètent la beauté d’Amazigh. Les formes solides provenant de l’extérieur libèrent le mouvement, s’évanouissent au contact de la toile et expriment la volonté de retourner au rêve primitif.

La jeune fille au papillon. © Tayeb Arab, 1984

         Demain, quand Tayeb se réveillera, il s’étonnera devant la splendeur de ces pierres précieuses qui gisaient déjà dans le cœur de La Sénia et dans le labyrinthe d’Oran et qui évoquent la présence poétique d’Al Andalous. Avec la luminosité des émaux, bleu translucide, vert clair et vert crépusculaire, il donne de la mobilité aux formes et les protège de l’usure du temps. Au milieu de ces fleuves minéraux surgit une constellation de signes qui brillent de leur propre lumière et qui montrent le chemin d’Amazigh. Cette rêverie convoque l’immensité de l’imaginaire, se réchauffent, deviennent incandescents et émettent des éclairs avant d’exploser et de se figer dans le ciel des toiles. Les éclairs des coups de pinceau fragmentent l’univers, crevassent la terre et percent des mines provoquant des naufrages face au vertige du temps. La main du peintre ordonne le chaos au travers des signes qui s’entrecroisent pour nous suggérer un Maghreb palpitant où l’empreinte du berbère se mêle au mouvement de l’arabesque. Ses toiles absorbent la lumière de la Méditerranée et nous renvoient, à travers ses fragmentations, à la beauté de la mosaïque.

         Le voici ouvrant la porte de son atelier pour montrer au visiteur son jardin secret : “ Voyageur d’Amazigh, entre et regarde, je ne veux rien vendre, entre, pour le plaisir des yeux et de l’esprit ”. Plus que des représentations du réel, ses tableaux sont des révélations. Sous les capes de boue, de terre et de sable que nous découvrons, courent des rivières de minéraux cristallins. Du volcan de lapis-lazuli, émergent des grenats qui se fondent dans les sillons de jais après avoir fusionné avec des mines d’émeraudes. La lumière de la nuit se brise en lignes zigzagantes qui encerclent le cœur du désir. Ce n’est qu’après avoir parcouru les distances les plus lointaines que le peintre peut revenir au point de départ et à ses origines. L’adulte s’est dépouillé de tout ce qu’il a acquis au cours de ses traversées des mers et des océans pour restituer l’essentiel : la forme. “ C’est la forme qui me séduit. À aucun moment, je ne pense ni ne me focalise sur le sens du signe en lui-même.”

         La plasticité du signe va bien au-delà de l’art calligraphique et géométrique régi par des codes fermé; ce sont des fournisseurs qui en se répandant investissent l’espace et le rythme, bordent l’abstraction et nous révèlent le mouvement irrésistible des étoiles filantes que la main du peintre fige pour toujours; ce sont des rivières qui jaillissent du fond de la terre oubliée et qui une fois qu’elles remontent à la surface, perdent leur ombre et leur signification. Et derrière, toujours derrière, nous rencontrons le regard de l’homme ou de la femme, leurs visages suspendus entre l’admiration et la surprise, leur âme qui se débat entre la nudité de la forme, comme celle qui dévore une tranche de pastèque et paraît être sa propre croissance. Et l’essence de l’idéogramme exprime l’harmonie d’un univers sans frontière, nous renvoyant à une vision des êtres humains loin du cours de l’Histoire. L’adulte va se dépouillant de tout ce qu’il a appris au cours de ses voyages, influences et interférences, pour garder l’essentiel du signe et de son apparence.

         À cet instant précis, remonte à la surface de son imaginaire en une explosion de feux d’artifice, la traversée qu’il fit du Tassili. Sa rétine se souvient encore de ce jaillissement de couleurs et de formes qui avaient surgi de l’opacité de la terre, les roches étaient en même temps support et abri sûrs face à l’adversité, elles sont une demeure et un temple sacré où se déroulaient des scènes de magie. L’art naissait de la fragilité de la vie. Tout cet écho n’était rien d’autre que le hurlement d’un être solitaire condamné à vivre dans la cruauté. Pendant un moment il ferme les yeux pour avoir des visions et écoute les cris des chasseurs de buffles, leurs corps en mouvement se confondent avec les flèches qui visent des animaux saisis dans une attitude cérémonielle, miroir de l’histoire, où le statique et le dynamique vibrent continuellement entre l’attraction et le rejet. Ces formes magiques s’imposaient par leur plasticité et reflétaient la présence de pouvoirs hors de sa portée ; leur représentation répondait à une volonté schématique qui transformait l’anatomie, spécialement humaine en formes géométriques, en lignes anthropomorphiques qui révélaient l’essence de ce qui est éternel. La fragilité de la main de l’homme primitif s’accrochait à la dureté de la pierre aiguisée qui multipliait le pouvoir de sa nudité et lui permettait d’affronter la férocité de son environnement. La main de Tayeb Arab s’accroche aux pinceaux, accélérateurs des particules imaginaires et révélatrices de ce qui est occulté. Ses chasseurs poursuivent seulement la mémoire. C’est ainsi que le rêve d’Amazigh qui vivait condamné à tourner sur lui-même comme une toupie que fait danser maintes et maintes fois la main du destin, nous est révélé pour le soustraire au naufrage total.

         Même de loin, le peintre sait que le musicien aveugle continue debout, le regard posé sur le cercle de son banjo, se courbant d’autant plus qu’il dodeline de la tête, comme s’il portait le poids de l’histoire, la mélodie est toujours la même, mais les paroles changent au gré des événements, son visage n’est plus qu’un masque de rides, ses mains tremblent, il n’y a pas de vibrations dans ses cordes, on entend seulement le hurlement interminable qui fait trembler le monde. Regardez un instant comment les chasseurs d’hommes attaquent la place de l’Indépendance et couvrent l’Algérie de cadavres. Rien ne nait de la mort sinon la mort elle-même. Regardez un instant ces gens qui fuient épouvantés pour se réfugier à nouveau derrière la muraille hermétique qui ferme la constellation d’Amazigh.

(Traduction : Arlette CASAS)
Ferran CREMADES I ARLANDIS
Cité Jardin AUSIAS MARCH, hivern 1995

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